Étoile de Saphir déposa délicatement le chausson blanc d'une de ses fines pattes dans le manteau tout aussi immaculé de la neige fraîche. Elle frissonna sous l'air froid de la nuit malgré son épaisse fourrure couleur crème. Elle avait l'impression que de minuscules stalactites pendaient de ses moustaches.
L'hiver était bien installé, et il neigeait souvent désormais. Les proies commençaient à manquer, et, comme chaque chef, Étoile de Saphir s’inquiétait pour son Clan, le Clan de la Terre. Elle voyait bien que ses guerriers maigrissaient à vue d’œil, et elle se sentait impuissante. La Birmane haïssait se sentir impuissante. Cela lui rappelait trop la trahison de Pl… Non, je ne dois pas y penser, ne pas y penser, ne pas y penser… se répéta-t-elle. Ces mots résonnaient en elle telle une litanie salvatrice, l’empêchant de replonger. Pour le bien de son Clan, elle ne pouvait pas. Elle ferma les yeux quelques instants puis reprit sa marche.

La meneuse se trouvait au niveau du torrent qui séparait le territoire du Clan du Feu de celui du Clan de l’Air. Le cours d’eau en question était gelé, et on pouvait le traverser sans avoir peur de tomber dans l’eau qui devait être glaciale. Étoile de Saphir revenait précisément de la Source de Lune. Les rêves envoyés par le Clan des Étoiles encore plein la tête, la Birmane revenait désormais vers son territoire, mais pour cela elle devait repasser par le territoire du Clan du Feu, ce qu’elle appréciait moyennement. Elle se hâtait donc vers son camp, laissant dans la neige les empreintes de ses coussinets.
Étoile de Saphir avait refusé toute escorte, malgré la véhémence de ses guerriers : comment, leur chef allait traverser un territoire ennemi seule ?! Cependant, elle avait besoin d’un peu de solitude, pour réfléchir.
Le Clan des Étoiles. Sans lui, la meneuse n'avait aucune idée de ce qu'elle serait devenue. Elle avait foi en lui, et celui-ci l'avait sauvée de son infini désespoir. Ces guerriers-étoiles plein de sagesse étaient venus à son secours, et lorsqu'ils lui avaient donné ses neuf vies et son nom de chef, ils lui avait dit quelque chose dont elle se souvenait comme si c'était la veille : "Nous savons bien que jamais tu ne pourras oublier ta douleur, mais tu es forte et courageuse, et tu sauras la surmonter pour le bien de ton Clan. Nous serons toujours là à tes côtés pour te soutenir." Puis leur fourrure constellée de poussière d'étoile s'était peu à peu effacée, emportée au gré du vent. Étoile de Saphir s'était réveillée un peu apaisée et déterminée.
Ce soir, les rêves que le Clan des Étoiles lui avait envoyé étaient plutôt confus, et elle ne savait comment les interpréter. Mais elle était sûre que ses ancêtres veillaient sur elle et sauraient l'avertir en temps utile si ses rêves reflétaient un dur avenir pour son Clan. Elle avait confiance en eux. Ils étaient bien les seuls.

La féline inspira l’air pur de l’hiver avec délices, au mépris de la morsure douloureuse du froid dans sa gorge et ses poumons. L’hiver était sa saison préférée. Tout était calme. La neige, le froid, recouvraient le paysage d’un manteau silencieux et feutré. Aucun oiseau ne faisait entendre sa mélodieuse trille ; tous les animaux de la forêt paraissaient hiberner. Mêmes les poissons n’osaient montrer le bout de leurs nageoires. Elle-même n’osait faire trop de bruit, sous la peur irraisonnée que quelque esprit de la nature puisse la punir pour avoir brisé cette sérénité. Le seul bruit que l’on entendait était l’infime son du vent faisant tinter les stalactites pendant des arbres ; cela produisait un son cristallin résonnant à ses oreilles comme une minuscule cloche.
La lune éclatante éclaboussait la neige de paillettes d’argent pur. C’était tout simplement magnifique.
Étoile de Saphir leva ses yeux d’un bleu extraordinaire vers le ciel de velours sombre d’où se détachait parfaitement –presque douloureusement-, la lumière des étoiles. La Toison Argentée scintillait au loin. Ce spectacle était d’une beauté à couper le souffle. Elle regrettait presque de quitter cette plénitude pour retrouver l'activité habituelle du camp. Elle soupira. Parfois, son fardeau de chef lui pesait. Mais la Birmane avait promis au Clan des Étoiles et à elle-même qu’elle prendrait soin de son Clan mieux que d’elle –cela, dit, ce n’était pas bien difficile. Elle ne soignait son apparence que dans ce but. Quoi qu’il en soit, qu’était-elle sans cela ? Rien, absolument rien. Seule sa charge, aussi lourde soit-elle, la faisait vivre, lui permettait de tenir le coup. C’était son seul but.

Soudain, un bruissement se fit entendre dans les fourrés de l'autre côté du torrent et l'odeur du Clan de l'Air s'infiltra dans ses narines. Étoile de Saphir fut tirée brutalement de ses pensées, et releva subitement la tête. La patte en l'air, elle se figea, les oreilles dressées, dans l'attente que le félin se montre.